VIII
LA PRISE
Le vice-amiral Broughton arracha sa lunette des mains de l’aspirant de quart et se dirigea vers Bolitho.
— Mais enfin, par tous les diables, que font-ils donc ?
Et il dirigea la lunette sur l’autre bâtiment, qui dérivait toujours à une demi-encablure sous le vent de l’Euryale.
Bolitho ne répondit pas. Lui aussi l’examinait qui tanguait et plongeait. Le pavillon blanc qui venait d’être hissé flottait négligemment au grand mât, ce qui prouvait que l’enseigne de vaisseau Meheux et son détachement de prise avaient réussi au moins une chose.
Il jeta un coup d’œil aux voiles qui faseyaient et aux haubans qui vibraient. Voilà près d’une heure qu’ils avaient mis les embarcations à l’eau pour conduire Meheux et ses hommes à bord de la prise. Dans l’intervalle, le temps avait changé sans que ce fût dans le sens de l’amélioration. Le ciel s’était rapidement couvert, la mer avait perdu sa couleur et sa chaleur. Les vagues courtes et les crêtes serrées avaient pris des teintes d’un gris menaçant. Seul l’horizon restait clair, froid et brillant comme l’acier, comme si une autre lumière que celle du soleil l’éclairait. Sans avoir besoin de consulter la flamme, il savait que le vent avait encore refusé et soufflait maintenant de l’ouest en forcissant à vue d’œil.
Ils étaient bons pour un coup de chien et, ligotés qu’ils étaient par ce bâtiment désemparé, sans trop de nouvelles de Meheux, la chose ne pouvait guère tomber plus mal.
— Le doris revient, cria Broughton, et il en a mis un temps !
A voir la frêle embarcation aux avirons qui plongeait et roulait sur les crêtes, il était évident que le temps s’aggravait.
Les autres canots avaient déjà été rappelés et hissés à bord. Celui-ci constituait le dernier lien de Meheux avec le vaisseau amiral.
Bolitho aperçut dans la chambre la silhouette de l’aspirant Ashton, qui avait été envoyé à bord de la prise avec Meheux, le quartier-maître pilote et un officier marinier de confiance.
Voyant le doris qui bouchonnait durement sous la dunette de l’Euryale, Ashton, ayant mis ses mains en porte-voix, cria :
— Il est salement troué de partout, monsieur ! Et les drosses du safran ont été sectionnées !
Bolitho se pencha par-dessus la lisse, bien conscient d’être entendu des hommes rassemblés autour de lui :
— Mais comment s’appelle-t-il ? Pourquoi mettez-vous tant de temps ?
— C’est le Navarra, monsieur, lui répondit Ashton. Il vient de Mâlaga – il manqua passer par-dessus bord quand une méchante lame fit plonger le canot dans un creux. Il transporte des marchandises et… et…
Il sembla se rendre soudain compte de la présence de l’amiral.
— Et il y a beaucoup de passagers, amiral.
— Mais pour l’amour du ciel, Bolitho ! Demandez à ce jeune imbécile ce que leur a dit le capitaine !
Mais Ashton répondit :
— Il a été tué par notre bordée, amiral, et la plupart de ses officiers avec lui – il jeta un regard désespéré à Bolitho. Le bâtiment est à bout de bord, monsieur.
Bolitho fit signe à Keverne :
— Je pense qu’il vaudrait mieux que vous alliez y voir. La mer devient mauvaise et j’ai peur que notre prise ne soit en plus mauvais état que nous ne l’imaginions.
Mais Broughton arrêta Keverne, qui partait :
— Annulez cet ordre ! – il fixait Bolitho d’un œil rendu encore plus glacial par cette étrange lumière. Et que se passera-t-il si Keverne ne parvient pas à régler les problèmes ? Nous accumulerons les retards et nous nous ferons cueillir dans l’œil de la tempête. C’est vous qui allez passer à son bord !
Il cligna soudain de l’œil en entendant au-dessus de lui les haubans gémir et ronfler comme des instruments désaccordés.
— Vous déciderez ce qu’il y a lieu de faire, et pas de détail ! Je ne veux pas perdre cette prise, mais j’aimerais encore mieux ça que de gaspiller des heures ou même des jours à rejoindre l’escadre en compagnie d’un canard boiteux ; je préférerais encore la couler sur place.
Et, devinant dans les yeux de Bolitho une question muette, il conclut :
— Nous recueillerons l’équipage et les passagers à bord, si nécessaire.
— Bien, amiral, répondit Bolitho.
Keverne l’observait, et tout dans son expression disait qu’il essayait de cacher sa déception. On lui avait ôté sa chance de prendre le commandement de l’Aurige, il perdait à présent une nouvelle occasion d’améliorer sa situation. Si le Navarra était sauvé, mais incapable de suivre le vaisseau amiral, celui qui en prendrait le commandement jusqu’à Gibraltar avait de bonnes chances d’en rester le capitaine.
C’est à cette méthode que Bolitho devait son premier commandement, et il comprenait donc parfaitement le dépit, voire la rancune, de Keverne.
Il chassa pourtant ces pensées et fit signe au canot d’approcher. Si le vent forcissait encore, il pouvait très bien ne plus y avoir de prise du tout d’ici une heure.
Allday était arrivé et lui demanda en l’aidant à enfiler son manteau :
— Vous m’attendiez, capitaine, naturellement ?
Bolitho se tourna vers lui. Son anxiété n’était que trop visible, comme le jour où il était allé sans lui à bord de la galiote.
— Mais oui Allday, répondit-il en souriant, naturellement.
Descendre dans le canot était aussi périlleux qu’inconfortable.
L’embarcation se rapprochait dangereusement de la muraille, avant de retomber dans un creux. Les nageurs avaient fort à faire et poussaient des jurons en essayant d’éviter la casse.
Bolitho sauta en bas, sachant pertinemment qu’une erreur de jugement pouvait le faire passer sous le revers ou se faire écraser par le canot.
Il parvint enfin à ramper hors d’haleine dans la chambre, aveuglé par les embruns, à moitié étourdi par un bond qui ressemblait plus à une chute qu’à autre chose.
Allday souriait de toutes ses dents au milieu des embruns. Les nageurs éloignèrent leur canot du bâtiment et commencèrent à peiner sous le vent.
— Bien vilain temps, capitaine !
— Ces grains peuvent se calmer en quelques minutes, répondit Bolitho, mais ils peuvent tout aussi bien mettre un navire en grand péril.
Il était étonnant de voir avec quelle promptitude Allday avait retrouvé sa bonne humeur, maintenant qu’il était de nouveau avec lui.
En se retournant, il aperçut l’Euryale qui plongeait lourdement. Ses huniers au bas ris lui donnaient juste assez d’erre pour manœuvrer tandis qu’il s’éloignait pour parer l’autre bâtiment. Vu ainsi dans cette lumière d’un gris métallique, il paraissait énorme, formidable, et il fut reconnaissant à Keverne de voir qu’il avait fait fermer les sabords inférieurs. Le vaisseau roulait méchamment et des sabords ouverts signifiaient travail inutile pour les pompes et inconfort pour les hommes qui vivaient dans l’entrepont.
Même dans cette pénombre, les plaies de l’espagnol n’étaient que trop visibles. La poupe et les œuvres vives de l’arrière étaient creusées de trous béants à plusieurs endroits, des pièces de membrures noircies pointaient comme de grandes dents pour témoigner de ce qu’avait été cette bordée.
— Mr. Meheux a fait gréer quelques pierriers, monsieur, lui cria l’aspirant Ashton. Mais l’équipage semble trop hébété pour pouvoir reprendre le contrôle.
— Et il n’y aura plus rien du tout à reprendre dans pas longtemps, grommela Allday.
Le canot réussit enfin à crocher sous le vent du Navarra à la troisième tentative. Mettant son mouchoir sur sa dignité, Bolitho sauta comme un fou à travers la porte de coupée. Son chapeau s’envola et il se fit tremper jusqu’à la taille par une méchante déferlante qui balaya le flanc du bâtiment comme pour l’entraîner avec elle.
Des mains secourables se tendirent vers lui et il finit par atterrir sur le pont où l’attendaient Meheux et le quartier-maître pilote, assez étonnés de cette arrivée sans trop de cérémonie.
Allday arrivait comme il pouvait derrière lui et Bolitho s’aperçut alors qu’il avait, on ne sait trop comment, réussi à récupérer sa coiffure tombée à la mer, coiffure qui risquait fort de ne jamais retrouver sa forme originelle.
Il la prit des mains de son maître d’hôtel, l’examina soigneusement, le temps de retrouver un souffle normal. Il en profita pour inspecter rapidement le pont afin de juger du niveau des dommages.
Le mât d’artimon était cassé en deux, un fatras de toile et d’espars jonchait le pont, où gisaient de nombreux cadavres bouche béante. Maculés de sang délavé sous les embruns, les corps dégoulinaient d’eau tout comme lui-même.
— Monsieur Meheux, finit-il par déclarer, je vous serais reconnaissant de vouloir bien me faire part de vos observations et conclusions.
Il se retourna brusquement : la chute d’une poulie tombée d’on ne sait où et qui s’écrasa contre un tas de planches en vrac, ce qui avait été autrefois les embarcations du bâtiment.
— Soyez bref, conclut-il.
Le second lieutenant de l’Euryale jeta un coup d’œil circulaire sur le pont en débâcle avant de répondre.
— Il est salement troué, monsieur, y compris au niveau de la flottaison. Si les conditions empirent, les pompes n’y suffiront pas. Mais le gros problème, c’est le nombre de gens qui se trouvent en bas, monsieur. En sus de son équipage, le bâtiment transporte une centaine de passagers. Des femmes, des enfants, il y a de tout, entassé. S’ils perdent leur calme, il sera impossible de maîtriser la panique – il lui montra d’un geste le chantier pulvérisé : Et pas d’espoir pour eux de ce côté, monsieur.
Bolitho se frottait le menton. Tous ces passagers, pourquoi le capitaine avait-il risqué leurs vies en essayant de combattre un trois-ponts ? Cela n’avait pas de sens, cela ne collait pas avec l’attitude normale d’un Espagnol lorsqu’il s’agissait de survivre.
— Vous avez trente hommes avec vous, monsieur Meheux – il essayait d’oublier tous ces malheureux terrifiés, confinés en bas. Envoyez quelques hommes du Navarra en renfort aux pompes. En les faisant travailler par équipes, nous pouvons espérer étaler. Et le gouvernail, avez-vous fait quelque chose ?
— Mon officier marinier, Mr. McEwen, s’occupe des drosses, monsieur – Meheux hocha la tête, considérant visiblement que c’était en pure perte. La tête du safran est également endommagée, et elle nous lâchera si la mer est trop forte.
L’aspirant Ashton était enfin arrivé à la coupée et se secouait comme un terrier à moitié noyé.
Bolitho jeta un rapide coup d’œil au ciel. Les dernières lueurs du jour faisaient paraître les nuages plus rapides, plus bas. De toute manière, songea-t-il tristement, nous sommes partis pour une sale nuit.
Meheux l’observait, l’air inquiet. Il se demandait certainement comment essayer de se sortir de cette situation impossible. Bolitho lui donna une tape sur l’épaule et lui dit avec une assurance qu’il ne ressentait absolument pas :
— Venez donc, monsieur Meheux, vous faites une tête de dix pieds ! Mettez vos gens au travail, pendant que Mr. Ashton m’emmène voir les passagers.
Et il suivit Ashton à l’arrière, où un cadavre vêtu d’une vareuse galonnée d’or était étendu près d’une échelle dévorée par les flammes. Ce devait être le capitaine, se dit-il. Le visage de cet homme avait été à moitié emporté, et il n’y avait pourtant presque aucune trace de sang sur le vêtement immaculé.
Deux marins, portant un catogan, se tenaient près de la roue et manœuvraient les manetons en suivant les ordres d’une voix étouffée venue de dessous l’échelle, celle de l’officier marinier qui leur criait ses instructions. Ils aperçurent Bolitho, et l’un d’eux se mit à sourire, visiblement soulagé :
— On l’abandonne, monsieur ? I’gouvern’ra jamais comme i’faut avec c’truc.
Revoir son capitaine après avoir cru qu’on l’avait définitivement laissé à bord de ce navire dévasté qui prenait de la bande, voilà qui avait peut-être fait momentanément oublier le respect normalement dû à un officier. Mais Bolitho ne vit qu’une seule chose : le visage de cet homme fendu d’un large sourire. Un homme qu’il avait à peine remarqué jusque-là au milieu des huit cents êtres qui composaient l’équipage de l’Euryale et qui lui faisait pourtant maintenant l’impression d’être comme un vieil ami au beau milieu de ce monde étranger, désespérant.
— Je crois tout de même, répondit-il en souriant à son tour, que nous sommes mieux ici que sur un radeau.
Comme il se courbait pour passer sous les barrots, le marin fit un clin d’œil à son camarade :
— Et qu’est-c’que j’t’avions dit ? Que ce vieux Dick i’nous laisserait point longtemps.
L’officier marinier, les mains et les bras couverts de cette graisse dont on garnit les gouvernails, surgit derrière eux et grogna :
— Probab’qu’i’vous a pas crus, pas plus que moi.
Mais, tout surpris qu’il était lui-même d’apprendre que son capitaine était arrivé à bord, il n’en était pas moins rasséréné lui aussi.
Un pont plus bas, Bolitho suivit Ashton le long d’une coursive qui tanguait dangereusement. Il entendait parfaitement les grincements du bois, les craquements de l’appareil à gouverner désemparé, il voyait trop bien les apparaux à la dérive qui marquaient leur progression. On entendait la mer clapoter le long de la coque, les grands tremblements de protestation du bâtiment qui tombait lourdement dans un creux avant de remonter péniblement contre les assauts du vent. Son pied glissa, et il aperçut à la lueur du fanal le cadavre d’un homme étendu en travers d’une hiloire. Son torse était pratiquement sectionné en deux par un boulet qui avait dû entrer par un sabord ouvert et le cueillir alors qu’il portait un message ou courait pour essayer de sauver sa peau avant le bombardement sans merci qu’ils avaient subi.
Deux matelots se tenaient près d’une échelle dont le sommet était fermé par un lourd panneau. Tous deux armés, ils regardèrent Bolitho avec un mélange de surprise et de honte. « Ils ont probablement dévalisé quelques chambres », songea-t-il, mais la chose se réglerait plus tard. Tant qu’ils n’avaient pas trouvé d’alcools ou déniché du vin dans le coffre d’un officier… Trente hommes, enflammés par la boisson, ne seraient pas capables de grand-chose pour sauver ce bâtiment ou n’importe quoi d’autre.
— Ils sont tous en bas ? leur demanda-t-il sèchement.
— Oui, monsieur – celui qui répondait tapa de son mousquet sur le panneau. Et la plupart d’entre eux avaient été mis là avant l’attaque, monsieur.
— Je vois.
La chose constituait une sage précaution en dépit de la terreur et du fracas des coups de canon. Sans cela, beaucoup d’entre eux seraient morts avec le capitaine et ses officiers.
— Vous n’allez tout de même pas descendre là-dedans, capitaine ? susurra Allday.
— Ouvrez, fit seulement Bolitho, feignant de ne pas l’entendre.
Il tendit l’oreille : Meheux criait des ordres, puis ce fut un bruit de pas, les hommes qui exécutaient la consigne, là-haut, sur le pont. Il y avait de la crise dans l’air, mais il fallait que Meheux se débrouillât seul. Pour l’instant, il devait aller voir les passagers : en bas, sous la flottaison, il était sûr qu’il trouverait la réponse à l’une de ses questions, et il n’avait guère le temps de traîner.
Au début, Bolitho ne vit rien. Mais, lorsque les matelots eurent soulevé le panneau et qu’Ashton eut tendu son fanal au-dessus de l’échelle, il sentit monter vers lui, presque physiquement, comme une tension, un climat de terreur qui se développait.
Il descendit deux échelons. Il était à moitié éclairé par le fanal et fut presque abasourdi par de violentes clameurs, des cris, des sanglots, avant d’apercevoir des centaines d’yeux qui brillaient dans la lueur jaunâtre se balançant au gré des mouvements de la coque. Des yeux qui lui apparaissaient comme détachés de toute forme humaine. Mais les voix, elles, n’étaient que trop humaines. Plus hautes, plus stridentes, il y avait celles de femmes et d’enfants, et il s’arrêta net sur son échelle, soudain conscient que la plupart de ces gens ignoraient tout de ce qui venait de se passer dans le monde extérieur, au-dessus d’eux.
— Silence là-dedans ! cria-t-il. Je vous garantis qu’il ne vous sera fait aucun mal…
Mais cela ne servait à rien. Des mains se tendaient dans l’ombre, s’agrippaient à l’échelle, à ses jambes, tandis que la myriade d’yeux s’avançait, poussée en avant par les silhouettes que l’on distinguait plus loin, à l’arrière.
— Laissez-moi faire, monsieur, fit Ashton, le souffle court, je sais un peu l’espagnol.
Bolitho le poussa en bas de l’échelle et lui cria :
— Dites-leur simplement de rester tranquilles !
Tandis qu’Ashton essayait de se faire entendre par-dessus les clameurs, Bolitho appela les deux marins :
— Allez me chercher du monde et faites-les descendre ici ! Et vivement, ou je vous réduis en charpie !
Mais Ashton s’accrochait à sa manche pour lui montrer quelque chose en contrebas :
— Monsieur ! Il y a là quelqu’un qui tente de nous dire quelque chose !
Il s’agissait d’un homme assez replet, l’air tout effrayé, et dont le crâne chauve luisait comme du marbre poli. Il criait :
— Je parle anglais, capitaine ! Je vais leur dire de vous obéir, mais sortez-moi d’abord de cet endroit !
Il pleurait presque de terreur et d’épuisement, tout en réussissant cependant à conserver dans sa main crispée quelque chose que Bolitho finit par reconnaître pour une perruque.
— Je vais tous vous faire sortir d’ici sous peu. Restez sur l’échelle et dites-le-leur.
Il fut soudain désolé pour ce malheureux inconnu, qui ne semblait ni trop jeune ni trop vaillant sur ses jambes. Mais pour le moment c’était une valeur sûre, et il ne pouvait se permettre de le perdre de vue.
On ne s’attendait pas à pareil organe chez ce chauve, qui néanmoins chercha plus d’une fois son souffle. Il réduisit le tintamarre, et l’on vit en partie se calmer la ruée des formes humaines au bout d’une série de ses supplications.
Le quartier-maître pilote et trois marins arrivèrent haletants dans la coursive. Bolitho leur cria :
— Ah, vous voilà, monsieur Grindle, vous avez fait vite. Tenez-vous prêt à conduire les enfants à l’arrière, et Dieu seul sait combien il peut y en avoir en bas…
Il s’interrompit en voyant une forme qui essayait de passer derrière Ashton dans l’échelle et, l’empoignant au collet, lui ordonna brutalement :
— Dites à ce gaillard que je le fais jeter par-dessus bord s’il n’exécute pas mes ordres !
Grindle le regardait d’un air dubitatif :
— Ce sont point des marins, monsieur.
— Je m’en fiche. Donnez-leur des haches, qu’ils nettoient tout ce bazar. Débarrassez-nous de tout ce qui gêne, vous pouvez passer les pièces de retraite par-dessus bord si vous y arrivez sans qu’elles ravagent tout.
Il s’arrêta un instant pour écouter le vent qui gémissait le long de la coque, le grondement de plus en plus fort et les chocs qui semblaient venir de partout, de chaque bord, de dessus, de dessous.
Grindle acquiesça :
— Bien, monsieur, mais j’ai bien peur qu’on n’arrive pas à le sauver.
— Faites ce que je vous dis, répondit-il en l’arrêtant avant qu’il partît. Ecoutez-moi, monsieur Grindle, et regardez les choses en face. Ces gens ne peuvent pas abandonner le navire, il n’y a plus d’embarcations, nous ne pouvons pas fabriquer de radeau dans cette mer. Leurs officiers ont péri, ils sont au bord de devenir fous de terreur.
Grindle était un homme d’expérience et il méritait bien qu’on lui fournît quelques explications, même si c’était bien tard.
Le quartier-maître hocha du chef.
— Bien, monsieur, je vais faire ce que je peux – il éleva la voix : Par ici, les gars ! Veillez au panneau pendant qu’on descend tirer les loupiots de là-dedans !
Un autre marin arrivait en titubant par la coursive.
— Capitaine ! Mr. Meheux vous présente ses respects et il dit que l’Euryale fait des signaux !
Il resta bouche bée en voyant passer Grindle qui émergeait du panneau, les bras chargés de deux nourrissons qu’il portait comme il eût fait d’un rouleau de toile.
— Aidez donc Mr. Grindle ! lui cria Bolitho – et à Ashton : Allez voir ce qui se passe sur le pont.
Le garçon hésita puis se mit à courir, poursuivi par les cris de Bolitho :
— Maniez-vous donc le train, mon garçon, je risque d’avoir encore besoin de vos talents en espagnol.
La marée humaine augmentait à chaque instant, tandis que les marins parvenaient de temps à autre à se saisir d’un homme qui essayait de se dissimuler derrière les femmes.
Bolitho distinguait vaguement des cheveux sombres, des regards effrayés, des visages ruisselant de larmes, le tout dans une atmosphère de désespoir et de panique.
Ashton était de retour ; le chapeau tout cabossé, il se fraya un chemin dans la foule avant de rendre compte :
— L’amiral souhaite savoir quand vous revenez, monsieur.
Bolitho essaya de s’abstraire des clameurs, de toute cette angoisse qui l’environnait, qui le cernait de tous les côtés. Il finit par crier :
— Signalez à l’amiral immédiatement : J’ai besoin d’encore un peu de temps, il va bientôt faire un noir d’encre.
Ashton le regardait fixement :
— Mais il ne fait pas nuit du tout, monsieur.
— Et le vent ?
Il lui fallait absolument réfléchir, libérer son cerveau de cette multitude de gens terrifiés, presque irréels.
— Il est fort, monsieur et Mr. Meheux dit qu’il forcit toujours.
Bolitho détourna les yeux. Leur sort était scellé, il l’avait peut-être toujours été.
— Allez hisser votre signal, mais informez également l’amiral que je vais réussir à remettre ce navire en route d’ici une heure.
Ashton avait l’air sidéré. Il s’était peut-être attendu à voir Bolitho leur ordonner de quitter le bâtiment : le canot pouvait encore effectuer le transfert, au moins pour quelques-uns d’entre eux.
Grindle revenait, haletant, ses cheveux gris dressés comme de l’herbe sèche.
— Combien en avez-vous sortis ? lui demanda Bolitho.
L’homme se gratta la tête :
— A peu près une vingtaine de gosses, et une cinquantaine de femmes !
Il eut un large sourire qui découvrit une rangée de dents assez hétéroclites :
— Un vrai rêve de marin, pas vrai, monsieur ?
L’humour de Grindle eut le don de calmer Bolitho. Il savait qu’il avait été sur le point de rappeler son aspirant avant qu’il eût envoyé le signal, sur le point de se résoudre à un dernier compromis, si bien que Broughton aurait pu trouver toutes les bonnes raisons de le rappeler à bord de l’Euryale.
Mais il chassa immédiatement cette idée. Imaginer Meheux qui faisait son possible là-haut, tandis qu’il essaierait de s’abriter derrière sa fonction, cela lui était insupportable.
Ashton revint presque immédiatement, le visage blanc comme un linge et visiblement dans tous ses états.
— Signal de l’Euryale, monsieur. Si vous êtes sûr de pouvoir sauver la prise, monsieur, pouvez-vous confirmer immédiatement ?
Il eut un hoquet en entendant quelque chose s’écraser sur le pont, puis des cris et des jurons que poussaient les marins.
— Allez confirmer, monsieur Ashton.
— Dans ce cas, ajouta l’aspirant, vous avez ordre de faire route indépendamment et de rallier l’escadre. Le navire amiral va remettre en route.
Bolitho essayait de dissimuler ses sentiments. Broughton avait visiblement peur de perdre le contrôle de son escadre, plus que de toute autre chose. Et après tout, c’était la principale de ses responsabilités. S’il se laissait prendre au milieu d’une méchante tempête, il lui faudrait peut-être des jours et des jours avant de retrouver les autres bâtiments, pour apprendre que Draffen avait trouvé quelque chose d’utile.
Il pesa ses propres réactions pour ce qu’elles valaient. Keverne pouvait s’en sortir de manière tout à fait honorable, il l’avait déjà prouvé. Tandis qu’ici… Il chassa cette pensée et attrapa Ashton par la manche :
— Allez, fichez-moi le camp.
Tandis qu’Ashton courait dans la coursive, il le héla :
— Et marchez : il n’y a pas de mal à paraître calme, même si vous ne vous sentez pas ainsi !
L’aspirant jeta un regard derrière lui et se força à sourire avant de continuer son chemin. Au pas, cette fois.
Allday l’appelait par-dessus le brouhaha :
— Pourriez-vous venir sur le pont, commandant ? – il jeta un coup d’œil à quelques passagers mâles que deux marins en armes poussaient dans l’autre direction. Dites-moi que je rêve, commandant, mais on dirait les portes de l’enfer !
— Et que dois-je faire, monsieur ? demanda Grindle.
— Gardez les passagers tranquilles jusqu’à ce que je puisse envoyer un officier marinier vous relever. Vous essaierez de trouver quelques cartes, et nous déciderons ensemble ce qu’il y a lieu de faire ensuite.
Il suivit Allday dans l’échelle et lui dit :
— Faites dégager ce cadavre de la descente, les enfants n’ont pas besoin de voir ça quand il fera jour.
Allday le regarda, lui fit un timide sourire. Quelques instants avant, il semblait qu’ils allaient abandonner. Et à présent, voilà qu’il parlait du jour. Les choses allaient peut-être s’améliorer, après tout.
Bolitho se fit cueillir sur le pont par un vent et une mer devenus démentiels. Toute lumière avait pour ainsi dire disparu, à l’exception de quelques langues de ciel gris qui déchiraient les nuages. Cette vague lueur lui permettait tout juste de distinguer des hommes regroupés çà et là sur le pont dévasté, l’espace vide où l’artimon abattu se retrouvait immobilisé dans son gréement.
Il donna rapidement quelques ordres et dit à Meheux :
— Vous avez fait du bon travail.
Il se retourna en voyant Meheux lui désigner quelque chose du geste, au-delà de la lisse. L’Euryale n’était plus qu’une ombre surmontée de taches blanches de plus en plus grandes, les huniers qui se gonflaient au vent alors que le vaisseau s’éloignait. Quelques instants plus tard, il vit la muraille glisser dans des nuées d’embruns, le damier noir et blanc des rangées de sabords fermés. Il imaginait Keverne occupant sa place sur la dunette, songeant peut-être déjà à une nouvelle occasion qui s’offrait à lui.
— Nous allons faire route vent arrière, monsieur Meheux. Si nous tentions de virer de bord, nous y laisserions le gouvernail et peut-être pire encore.
Le quartier-maître arriva, émergeant de l’obscurité, une carte plaquée contre la poitrine.
— Il se rendait à Port-Mahon, monsieur. La plupart des passagers sont des commerçants avec leurs familles, autant que je puisse voir.
Bolitho fronça le nez. Le Navarra se trouvait beaucoup plus au sud que nécessaire lorsqu’ils l’avaient intercepté. Décidément, on engrangeait plus d’énigmes que de réponses.
— Nous allons tenter d’établir les huniers, monsieur Meheux. Mettez deux hommes de confiance à la barre, Mr. Ashton traduira vos ordres aux marins espagnols.
Il chercha des yeux l’Euryale, mais il avait totalement disparu. Il ajouta :
— J’aimerais mieux envoyer tout de suite les Espagnols en haut, nous pourrons les garder à l’œil.
Meheux fit la grimace :
— Ils risquent de ne pas être ravis de grimper là-haut par ce vent, monsieur.
— S’ils refusent, dites-leur qu’il ne leur restera plus qu’un seul endroit où aller – il montra du doigt quelque chose entre ses pieds : Mille brasses droit dessous.
Un autre marin arriva, il le cherchait et cria :
— Il y a une centaine de blessés sur le gaillard, monsieur ! Y a du sang partout, une horreur !
Bolitho observait les silhouettes sombres monter précautionneusement dans les enfléchures, houspillées par un Meheux se livrant à de grands gestes que renforçait un espagnol de sa façon.
— Descendez dire à McEwen de voir s’il y a un médecin parmi les passagers. S’il en trouve, qu’il le fasse monter sur le pont.
Meheux l’appelait :
— Il y a plusieurs boulines qui sont sévèrement abîmées dans le grand mât, monsieur ! Tout ça risque de tomber dès que nous enverrons un bout de toile !
Bolitho fut pris d’un grand frisson, soudainement conscient qu’il était trempé comme une soupe.
— Mettez du monde aux bras, monsieur Meheux ; prenez également des passagers en renfort. Je veux voir tous les muscles à l’ouvrage ! – et à Grindle : Paré à la barre !
Mais sa voix était presque couverte par les éléments déchaînés et le bruit des rideaux d’embruns qui s’abattaient contre le bord au vent, tels des esprits qui auraient essayé de les entraîner par le fond.
Il chercha un porte-voix, mais il ne voyait rien que les visages des deux hommes de barre, luisants comme s’ils avaient été recouverts de cire.
Avait-il adopté la bonne méthode ? La tempête pouvait très bien se calmer instantanément, auquel cas mieux valait remonter dans le vent sous huniers au bas ris. Mais si elle ne tombait pas aussi vite qu’elle était montée, il fallait mettre en fuite, c’était leur seule chance de s’en sortir. Et même dans ce cas, le gouvernail pouvait s’en aller, les pompes ne plus étaler des entrées d’eau qui restaient toujours aussi régulières. D’ici l’aube, il leur était impossible d’évaluer l’étendue exacte des dommages ni leur état réel.
Meheux l’appelait en faisant de grands gestes :
— Paré, monsieur !
Bolitho se souvint du commentaire qu’avait fait Broughton : à Dieu vat. Comme cela lui semblait vieux ! Et pourtant, il ne s’était pas écoulé trois heures depuis que leur pavillon avait monté à la vergue du Navarra.
Il entendit un bruit à l’avant, le boute-hors qui craquait effroyablement, le raclement incessant des poulies. Il imaginait les hommes perchés sur les vergues, ballottés comme des poupées de chiffons sur du bois d’épave, aussi fragiles qu’elles.
— A larguer les huniers de misaine !
Il aperçut Meheux qui se précipitait à l’avant pour transmettre l’ordre.
— Mettez-moi ces gens-là aux pompes, monsieur Grindle ! – il faisait de grands gestes. Allez, du nerf ! Hardi sur les drosses !
— Et les bras sous le vent !
Il glissa sur ce pont qui ne lui était guère familier, se força à regarder ce qui se passait devant.
— A larguer les grands huniers !
Grindle criait comme un fou :
— Il répond, monsieur !
Bon gré mal gré, luttant contre la poussée du safran et des huniers brassés, le Navarra dérivait dans une mer courte de l’avant, les mâts s’inclinaient de plus en plus sous une pression irrépressible.
— Allez, encore, monsieur Grindle !
Bolitho courut à la lisse de tableau pour observer le grand hunier qui apparaissait à peine dans l’obscurité, mais commençait à les déhaler.
La roue tournait, tournait, Bolitho criait des ordres aux hommes cachés plus bas qui brassaient les bras. Il en avait la gorge sèche.
Mais enfin, il venait doucement, doucement, avec une peine infinie. Les voiles claquaient dans un tonnerre effroyable, se gonflaient comme des êtres vivants, le boute-hors faisait comme un pâle croissant qui se détachait sur les lignes sombres des haubans et des étais.
Il essuya rapidement les embruns qui obscurcissaient sa vue et courut du bord au vent. L’inclinaison des vagues avait déjà changé, les crêtes des déferlantes arrivaient désormais par le travers. Tout autour de lui, il entendait les craquements de protestation du bois et du chanvre, les claquements des apparaux brisés. Tout son être tendu à se briser s’attendait d’un moment à l’autre à voir les espars tomber comme le dernier signe de son échec.
Mais rien ne tomba, les timoniers réussirent à garder le contrôle. « On peut dire que celui qui a dessiné le Navarra en connaissait un bout », se dit-il soudain, presque instinctivement.
— Nous ferons route plein est, monsieur Grindle.
Il dut répéter pour se faire entendre. Ou bien était-ce que les autres étaient trop sonnés, tout comme il l’était lui-même, assourdis par le tintamarre et le vent, incapables d’entendre autre chose ?
— Aux bras !
Sans la moindre lumière, on avait l’impression de s’adresser à un pont désert, à un vaisseau fantôme livré à lui-même, isolé, sans le moindre espoir.
— A hisser !
La fatigue, les reflets changeants lui faisaient perdre le sens, étaient-ce des mirages ? Il dut compter mentalement dans sa tête, essayer d’estimer l’inclinaison des vergues plutôt que de se confier à ses yeux chavirés.
Meheux arriva en titubant à l’arrière, silhouette qui montait, tombait comme un ivrogne, poussant des jurons abominables quand il buta contre le cadavre du capitaine espagnol.
— Il faut prendre un ris de mieux, commandant – il s’arrêta, visiblement étonné d’être encore vivant. Vaudrait mieux envoyer les Espagnols faire ça tout de suite. On n’arrivera pas à les renvoyer en haut une fois de plus, même en les menaçant !
Bolitho grimaça un sourire. L’incertitude, la peur vous donnaient une sorte d’excitation bizarre, comme au combat, une folie totale, pas moins forte que la vraie. Plus tard, ce sentiment allait s’estomper, vous laisser vidé, épuisé, comme un renard qui fuit devant les chiens.
— Allez vous en occuper ! lui cria-t-il, faites vite et assurez – il souriait toujours, mais d’un sourire figé. Et priez le ciel que nous restions en un seul morceau !
Meheux avait l’air aussi dérangé que lui, son accent du Nord n’en ressortait que mieux.
— Vous savez, monsieur, je passe mon temps à prier depuis que j’ai embarqué à bord de cette épave ! – il se mit à rire au milieu des gerbes d’embruns. Ça m’a beaucoup aidé à ne pas trop penser !
Bolitho retourna à la roue.
— Nous allons prendre un ris, monsieur Grindle, mais si vous sentez qu’il part, prévenez-moi. Je ne veux pas virer de bord et j’aime donc mieux avoir trop de toile que pas assez.
L’officier marinier qu’il avait envoyé en bas arrivait.
— Pas trouvé de médecin, monsieur. Et j’ai aperçu quelques sacrés trous sur tribord arrière.
— Allez dire à Mr. Meheux d’y envoyer les Espagnols dès qu’ils auront fini là-haut. Je veux qu’on utilise tous les seaux, tout ce qui peut servir à écoper de l’eau, faites la chaîne. Cela évitera de noyer les pompes et, au moins, ça les occupera pour un bout de temps.
L’homme hésitait :
— Il y a des femmes qui désirent aller à l’avant s’occuper des blessés, monsieur.
— Parfait, faites-les escorter, McEwen – il éleva le ton. Et arrangez-vous pour qu’elles ne se blessent pas, compris ?
— Bien, monsieur, répondit-il en lui faisant un large sourire.
— Faudrait un sacré bon matelot pour tenir une femme quand on voit ce que c’est, grommela Grindle, ça c’est sûr !
Allday apparut à son tour :
— Pourriez-vous venir, monsieur ? Je crois que nous avons besoin d’épontiller à l’arrière, près de la soute du charpentier. J’ai… j’ai bien essayé, mais je n’y arrive pas…
Il se tut, incapable d’en dire plus.
Et la nuit continua de la sorte, jusqu’au point où Bolitho ne parvint plus à voir les heures passer. Il fallait régler un problème après l’autre. Les visages, les voix se brouillaient, Allday lui-même n’arrivait plus à organiser le flot continu d’exigences nouvelles, des demandes d’aide ou de conseils. Le Navarra plongeait toujours lourdement dans les déferlantes.
Vaille que vaille, pourtant, les pompes continuaient de pomper, les hommes se relayaient pour remplacer leurs compagnons épuisés afin de ne pas risquer de perdre ce combat incessant contre les entrées d’eau. La chaîne de seaux fonctionnait sans répit, jusqu’au moment où les hommes épuisés s’écroulaient comme des cadavres, inconscients de l’eau qui les détrempait, des coups de pied et des jurons des marins anglais. Les drosses prirent progressivement du mou et gouverner devint de plus en plus difficile, mais elles ne lâchèrent pas, pas plus que les voiles qui auraient pourtant dû lâcher sous les assauts du vent.
Aux premières lueurs de l’aube, presque timidement, comme un assaillant qui a perdu la partie, le vent commença à mollir, les crêtes s’aplatirent, se calmèrent, le bâtiment commença enfin à se soumettre aux ordres de ses nouveaux maîtres.
Bolitho n’avait pas quitté un seul instant la dunette. Aux premières chaleurs de ce nouveau jour, il observa précautionneusement l’horizon : la mer était à eux.
Il se frotta les yeux, remarqua vaguement les ombres vagues de ses hommes sous les passavants, Meheux, endormi debout, adossé au grand mât comme si on l’y avait amarré.
Dans un instant, lui aussi allait s’effondrer, sombrer dans le sommeil, totalement épuisé. Il n’arrivait même pas à ressentir une quelconque satisfaction, un sentiment de fierté pour ce qu’il venait d’accomplir. Il n’éprouvait plus rien, rien qu’un immense désir de dormir.
Il se secoua et trouva encore la force de dire :
— Allez chercher McEwen !
Mais sa voix le trahit, il n’arrivait plus à émettre qu’une espèce de cri de mouette fâchée.
— Faites relever les hommes, monsieur Grindle, nous verrons bien ce que nous pourrons trouver.
Deux femmes apparurent à la cassure du gaillard et restèrent plantées là à observer autour d’elles. L’une d’elles, qui avait du sang sur son tablier, lui fit un petit signe en l’apercevant. Bolitho essaya de sourire, mais rien. Il se contenta de lui faire signe lui aussi, mais son bras retomba comme du plomb.
Il y avait tant à faire. Les questions à régler, les demandes pressantes qui allaient reprendre sous peu.
Il respira profondément et posa ses mains sur la lisse. Un boulet en avait sectionné un morceau comme un couteau qui entame du fromage mollet. Il était toujours là, le regard fixe, lorsque Allday lui dit d’un ton sans réplique :
— Je vous ai préparé une couchette à l’arrière, commandant.
Et il se tut, prévoyant quelque protestation, tout en sachant que Bolitho n’en avait plus la force. Il ajouta :
— Je vais appeler Mr. Meheux pour lui demander d’assurer le quart.
La dernière chose dont fut conscient Bolitho fut la sensation qu’on l’allongeait sur une étroite couchette suspendue. Quelqu’un lui enlevait ses souliers, le débarrassait de son manteau tout chiffonné. Il s’endormit aussitôt, comme si un rideau noir venait d’être tiré.